Le Léthé est un fleuve légendaire de la mythologie grecque qui se trouve dans les enfers. Quiconque boit son eau oublie tout son passé terrestre. J'ai lu ce nom troublant pour la première fois dans les Méditations Poétiques de Lamartine, il y a des années de cela.
/ J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie ;
viens chercher vivant le calme du Léthé.
Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l’on oublie ;
L’oubli seul désormais est ma félicité. /
- Alphonse de Lamartine, in Méditations Poétiques , Le Vallon.

Ce concept semble très rassurant pour Alphonse, c'est comme une délivrance pour lui, que d'oublier tout ce qu'il a ressenti, tout ce qu'il a été, tout. Quelque part, c'est tout à fait compréhensible, on attribue si souvent des caractères effroyables à ce qui constitue notre mémoire, que ce soit parce que nos expériences sont effectivement déroutantes, ou alors car elles sont si douces que leur remembrance nous est amère. On se dit alors que nous sommes damnés par la mémoire... Montaigne n'aurait pas ce problème, lui qui a soi-disant la mémoire si mauvaise (et je ne le crois pas).
/Je ne reconnais quasi trace (de mémoire) en moi, et ne pense qu'il y en ait au monde une autre si monstrueuse en défaillance. J'ai toutes mes autres parties viles et communes. Mais en celle-là je pense être singulier et très rare, et digne de gagner par là nom et réputation. /
- Michel de Montaigne, in Essais , "Des Menteurs", livre I.
En ce qui me peut concerner, la question de l'oubli m'est importante. Très importante. En effet, Je sens que je suis ici sur Terre afin de voir le plus de choses différentes, de connaître un maximum de manières de voir la vie, d'analyser les arts, les littératures, de comprendre les autres, de se comprendre soi. Je ne dois rater nulle cité, nul musée, nul artéfact. Il faut un apétit insatiable de tout ce qui fait nos identités à tous. Il est donc facilement concevable que l'oubli est pour moi un redoutable danger. Je ne boirai de l'eau du Léthé même si c'était la seule oasis dans un désert infini. Plutôt dépérir, déssécher, décrépir mais garder ce que je suis. Voilà mon motto.
Si peu de temps nous sépare de la fin de cette frénésie de recherches, de papiers, de paroles et de poèmes ! Si peu de temps... Est-ce-pour autant une course ? Non, bien évidememnt, mais cette éventualité m'occupe par moments. En cela, il m'arrive bien souvent de culpabiliser pour ma fainéantise, car, soyons honnêtes, je ne passe pas énormément de temps assis devant mon bureau, mais plutôt dehors, en chasse de gens intéressants.

/ Tout ce qui se présente à nos yeux sert de livre suffisant : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matières.A cette cause [l'éducation d'un enfant],le commerce des hommes est merveilleusement propre. [...] Je voudrais qu’on commençât à le promener dès sa tendre enfance, et premièrement, pour faire d’une pierre deux coups, par les nations voisines où le langage est plus éloigné du nôtre, et auquel, si vous ne la formez de bonne heure, la langue ne se peut plier. /
- Michel de Montaigne, in Essais , "De l'éducation des enfants", livre I.
Ce qui me préoccupe davantage, à la vérité, ce n'est pas tant le fait d'oublier quoi que ce soit, mais plutôt celui d'être oublié. C'est une vicieuse hantise, un poison de l'esprit dont je ne peux me défaire, un diablotin qui a pris ma boîte craniène pour logis, et qui ne la quittera sûrement jamais. Il est bien malaisé de vivre dans une quelconque peur constante, et celle ci est on ne peut plus pernicieuse, car elle me fait agir de manières inattendues dans l'unique but de ne pas être désagréable à autrui, dans le dessein que je demeure en quelque place de son coeur. Le mien saute dès l'instant où il se sent aventurer sur des sentiers qui le feront malaimer, et donc oublier car importun. Bleu du ciel ! La peur de nêtre rien pour l'altérité me change en calculateur, parfois, et cela va à l'encontre de la véritable vertu.
Pour palier cette peur j'ai accumulé les tentatives de laisser une trace ici. La poésie m'est venue en rêve, la raison m'a fait apparaître l'écriture d'un journal comme une évidence, mais c'est bien la peur irrationnelle de l'oubli qui me pousse aujourd'hui, --comme toujours, inconsciemment-- à écrire un blog pendant cette année de Khâgne.
/ Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre m'a fait, livre consubstantiel à son auteur. /
- Michel de Montaigne, in Essais .
Ainsi, si boire l'eau du Léthé m'est horripilant, le réel effroi réside dans l'action d'y tomber.
Mon professeur d'histoire m'a dit aujourd'hui qu'il faut constamment se battre contre l'oubli, ça m'a rappéle de revenir ici pour graver deux ou trois réflexions nouvelles. Y-a-t-il des choses que je souhaite oublier ? J'ai dit une fois en dissertation que certains savoirs sont mieux lotis dans l'oubli que dans nos mémoires. Mais je sens que je disais un peu n'importe quoi. Si un savoir est trop dérangeant pour vouloir le connaître, alors autant ne rien vouloir apprendre dès le début. J'aime le monde et toute sa mélasse. J'aime ma vie dont je vénère la moindre trace. Dès fois, quand j'oublie des évènements de mon passage, je deviens mélancolique. On me donne la remembrance de choses dont je ne soupçonnais plus l'existence. Et je ne peux plus aimer qu'un fantôme de mon passé. Je ne veux rien oublier. Rien.