/Entre un père et ses enfants, il s’agit plutôt de respect : l’amitié se nourrit de communication, et elle ne peut s’établir entre eux, à cause de leur trop grande différence./
Michel de Montaigne, Les Essais, "De l'Amitié".
Aussi grand lecteur de Montaigne que je puisse être, il m'a fallu trois bonnes années pour apporter un quelconque intérêt à ces lignes de l'essai qui touche plus aux choses de l'amitié que du lien familial. Jusqu'alors, j'ai lu ce passage en total désaccord avec lui, persuadé que ma relation avec mes parents se pouvait bâtir ainsi que l'on met sur pied une confidence, une amitié durable et réciproque. C'est de cette manière que j'ai agi toute ma vie, ne laissant aucune place à la dissimulation dans mon discours lorsque celui-ci était adressé à l'un de mes parents. Cela n'était pas pour moi une manifestation de mon respect pour eux, mais de ma volonté de me lier d'amitié avec eux.
Mes amis les plus proches se sont toujours étonnés de ma 'proximité' avec mes parents. Surtout lorsque je leur raconte la réaction qu'ils ont eu à des histoires qu'ils n'auraient jamais raconté aux leurs. Je me disais alors que j'avais réussi à établir un bon lien avec mes parents, et j'en étais fier, jusque là,
/Ayant eu le meilleur père qui fut oncques./
Michel de Montaigne, Les Essais, "De l'Amitié".
Je ne parlerais pas d'une épiphanie, d'une révélation époustoufflante, mais, depuis ces derniers mois, je commence à me dire que Montaigne a plus raison que je ne l'estimais auparavant. Plus le temps passe, plus je vois mes parents comme des inconnus qui m'ont élevés, et qui, eux, me connaissent bien plus que je ne les connais. Au fil du temps, et de mon émancipation, l'action de leur parler de ce que je fais, de mes goûts et de mes pensées m'a plus desservi qu'autre chose. Sans rentrer dans le détail, ils sont attachés à une idée de moi qu'ils auraient produite de toutes pièces et élevée dans le "droit chemin", et voir que je ne suis pas dans leur lignée de grenouilles de madrasas les déroute tellement qu'ils en viennent à me traiter des noms les plus horribles qui leur peuvent venir, dans leur esprit de religieux dévots, comme "sataniste", "apostat", ou "dévoyé".
(En réalité, ils ne connaissent aucun de ces deux derniers mots, j'avais juste besoin d'un rythme ternaire... Mais l'idée est là.)
D'autre part, je vois par mon expérience que je n'ai jamais vraiment eu d'attache à ce qui constitue ma "grande famille". Ayant vécu assez longtemps pour voir trois de ses membres mourir, je peux dire que cela ne m'a fait ni chaud ni froid. Il faut dire que je ne les ai jamais réellement fréquentés, à la vérité. La mort de mon arrière-grand-mère, de ma grand-mère et de mon oncle ne m'ont procuré aucun des chagrins que j'attendais face à la mort. Il me reste à voir en quoi la perte d'un réel proche fera changer mon sentiment envers cette arme de la fatalité.
/Le but de notre chemin, c'est la mort, c'est [là] l'objet inéluctable de notre visée : si elle nous effraie, comment est-il possible de faire un pas en avant sans fièvre? Le remède du vulgaire, c'est de ne pas y penser./
Michel de Montaigne, Les Essais, "Que philosopher c'est apprendre à mourir".
Ainsi j'ai de plus en plus déconstruit cette idée de la famille qui en fait un noyau indispensable et sacré comme je la concevais par le passé. On dirait juste des colocataires arrogants, à present. Des plaintifs qui déplorent que leur enfant ne soit pas leur copie conforme, et qui tentent par conséquent de supprimer la moindre once de différence chez lui. Lovely.
La question de l'identité m'a toujours été importante, et cela explique, je pense, la faveur que je porte à Montaigne, qui a tant oeuvré pour se définir, et qui, inconsciemment, a tant oeuvré pour m'aider à me libérer.
/Entre les arts libéraux, commençons par l'art qui nous fait libres./
Michel de Montaigne,Les Essais, "De l'institution des enfants".
La famille ne me définira plus. En tous cas, pas la mienne, car elle souhaite supprimer tout ce qui fait la personne que je suis. Les limites physiques de ma ville natale et les frontières psychiques que l'on veut m'imposer m'aspirent une envie irrépressible. Je vais m'empresser de partir pour Paris. Etudier l'Histoire de l'Art au Louvre, avec les artéfacts, avec les livres et les vieilles briques. C'est ça mon rêve.
/Un rêve est une chose bien étrange… On peut le voir comme le pari du courageux ou bien comme la fuite du lâche./
Kentaro Miura, Berserk.
Souvent en littérature, il est question de l'animosité entre une génération et la suivante, je pense par exemple à Дети и отцы de Tourgueniev. Dans mon cas, je me rends compte de la responsabilité de notre génération face aux manières de penser réductrices de nos prédécesseurs. Ils ont conservé une espèce de traumatisme de la norme, un genre de syndrome de Stockholm envers ce qui les rend tous plus ennuyeux les uns que les autres. On doit changer cela, mais ce sera l'objet d'une publication ultérieure. Chaque génération doit trouver ce qui la rend meilleure que la précédente. Honnêtement, par les temps qui courent, c'est assez facile.