Un jour spécial.
11 Sept, 2024
/l'étrangeté même donne crédit [...] c’est plutôt accoutumance que science qui nous (…) ôte l’étrangeté./
Michel de Montaigne, Les Essais, Divers.
J'ai vécu une vie entière en cinq minutes, même moins que ça. C'est tellement déroutant dans un sens. J'étais arrivé au lycée le coeur joyeux car j'ai été interpellé par deux vieilles petites madames qui voulaient me dire que j'était bien habillé. Une fois dedans, j'ai ressenti comme une avalanche, suivie d'une tornade et conclue par une erruption volcanique. /Elle/ me regardait avec ses grand yeux vitreux et adamantins et son sourire d'une blancheur que je jalouse, tout en sachant pertinemment que j'éprouve un mal-être très particulier en sa présence. Remarquant ma raideur et mon évident désir de prendre mes jambes à mon cou, elle me demanda pourquoi j'avais l'air si froid. Quand j'ai dit que j'avais mal dormi, elle m'a relancé d'un "ah oui, que ça ?". Alors, ne voulant paraître vexant, et aussi peut-être surtout par couardise, j'ai dit oui.
Elle est partie. Et déjà je suis assailli par deux jeunes lycéennes qui viennent me quémander, dans un ricanement irritant, une photo avec elles. N'étant pas rustre, j'ai cédé à leur demande. Ce même événement s'est reproduit trois fois rien qu'aujourd'hui. J'espère au moins que ça laissera plus de chance aux historiens de tomber sur une photo de moi... Je me demande ce que ces gens peuvent bien penser que je fais, quand ils viennent m'aborder. Pas plus tard qu'hier, un homme m'a hélé, bière à la main, une question qui m'a mis mal à l'aise;
Seul à faire quoi, exister ? J'espère pas.
J'ai pris la poudre d'escampette aussitôt, histoire d'aller "faire ça" dans un endroit où on ne me fera plus chier.
Pour en revenir à aujourd'hui, il faut dire que c'est un jour spécial.
Non seulement il y a une grosse soirée d'intégration des hypokhâgneux dans un bar dansant, mais en plus c'est l'anniversaire de ma meilleure amie. J'ai passé un bon mois à lui trouver et confectionner des cadeaux qui j'espère lui plairont. C'est d'ailleurs sûrement la seule personne au monde qui va lire ces lignes, alors salut :)
Retournons là où on en était vraiment, c'est à dire après la photo avec les lycéennes. Il ne s'est pas écoulé une minute avant de me faire aborder une troisième fois, cette fois ci par ma filleule (terme étudiant) qui vient m'annoncer quelque chose "qui ne va pas (me) plaire". Quelle aubaine, j'adore ce genre de nouvelles. Elle m'informe alors qu'elle ne désire plus être ma filleule, qu'elle a trouvé une remplaçante et qu'elle espère que je comprends.
/ Moi je comprends tout ce qu’on veut, ce n’est plus de l’intelligence c’est du caoutchouc./
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit.
C'est pas vraiment cette nouvelle qui ne m'a pas plu. Moi, j'avais toujours le crâne tout plein de la mélasse qu'/elle/ m'a versé ne serait-ce qu'en venant me parler. Ca a occupé toute ma matiné dans un remords et un sentiment d'être perdu que j'ai moi-même beaucoup de mal à appréhender. J'ai donc essayé de sonder mon incompréhension avec des alexandrins bien mal menés.
/Un festival macabre des dualités...
etc etc /
Le reste de la journée a pris un cours relativement serein après ça, comme si le destin avait décrété que j'en avais assez vu aujourd'hui. Si on omet les deux autres groupes de paparazzi venus me prendre en photo dans la rue, en tout cas. Ce n'était pas des rencontres déplaisantes, ils étaient authentiquement intéressés par ma démarche stylistique, on dirait. Malheur à eux, je n'avais pas le temps de m'étendre sur le sujet. J'ai toujours autant de mal à savoir comment je dois me comporter devant ces inconnus avides de savoir et de spectacle. J'écrirai à ce sujet, j'imagine. Non, je n'avais pas le temps, le monde et tout ce qui le compose s'était rétréci pour moi, ne me laissant voir que ces cinq minutes diluviennes, les rejouant en boucle dans ma caboche.
On avait prévu de se retrouver à la soirée avec ma meilleure amie. En tous cas, on espérait pouvoir s'y voir. Cependant, un malheureux coup du hasard a fait qu'elle ne se sentait pas assez bien pour venir; je le regrette amèrement. Malgré cette mauvaise nouvelle, je suis parvenu à engloutir assez de vin, avec une connaissance, pour oublier ces dernières heures. J'étais prêt à brûler la piste de danse, dans une fièvre du mercredi soir. Et, laissez moi vous le dire;
/Quand je danse, je danse (!)/
Michel de Montaigne, Les Essais.
J'ai dansé, ça c'est sûr. A en perdre la mémoire, même. Il n'y a pas grand chose d'intéressant à dire de ces instants sinon que, le lendemain, on m'a affirmé que j'étais une autre personne ce soir là. Il est vrai que ça devait leur changer du vampire aux allures austères et aristocratiques que je donne à voir en journée. Cependant, un événement ne m'a pas quitté l'esprit depuis cette soirée.
C'est quand /elle/ m'a trouvé au milieu de la piste de danse, et, toute heureuse de me voir (en façade, j'imagine), elle m'a demandé de lui expliquer mon sentiment et la raison de l'ignorance que je lui porte au quotidien. C'est très vicieux. J'étais faible par deux fois. L'alcool et sa présence ont annihilé toute volonté de conserver quelque amour propre à cet instant, et je lui ai raconté, du mieux que je le pouvais, que j'avais une trop haute estime d'elle pour pouvoir supporter ne serait-ce que son idée. Elle n'a pas compris non plus, je crois.
Je ne comprends pas moi-même.
/Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point./
Blaise Pascal, Pensées.
Je suis rentré à 3h du matin, et je dois encore finir les cadeaux pour ma meilleure amie. Je dois finir d'écrire la lettre et remplir un peu la clé USB...