/ En voici encore une [d'escroquerie contemporaine], que l’on reprochera un jour ou l’autre à notre époque, il me semble : elle consiste à attribuer indûment à qui bon nous semble les surnoms les plus glorieux, ceux par lesquels l’Antiquité a honoré seulement un ou deux personnages en plusieurs siècles. Platon a acquis ce surnom de « divin » par le consentement de tous, et personne n’a essayé de le lui contester. Et voilà que les Italiens, qui se vantent à juste titre d’avoir en général l’esprit plus éveillé et le discours plus sain que les autres nations de leur temps, viennent d’attribuer ce qualificatif à l’Arétin ! Et pourtant, mis à part un style boursouflé et bourré de traits d’esprit, ingénieux certes, mais plutôt bizarres et tirés par les cheveux ; à part enfin son éloquence, quelle qu’elle puisse être, je ne vois rien là-dedans qui le situe au-dessus des auteurs ordinaires de son siècle. Et tant s’en faut qu’il s’approche de cette « divinité » antique que fut Platon !… /
- Michel de Montaigne, in Essais livre I.
L'élite, le fleuron, la crème de la crème des bacheliers de France et de Navarre. Les gardiens du savoir, les chevaliers des humanités, les grands avenirs du pays, qu'ils nous appelaient. C'était il y a un an à présent, bien que cela semble beaucoup moins vieux. La réunion de rentrée d'hypokhâgne nous bourrait la caboche de cire à lustrer, et nos yeux étincelaient à l'écoute de ces épithètes et nomenclatures d'une noblesse exagérée. Toute une administration pour vous chauffer le sang, pour vous donner de l'espoir et de la confiance. On se croirait aux commencements de la boucherie de 14. Nous étions contents, n'est-ce-pas... On avait le monde entre les doigts, l'orgueil dans la gorge...! Au sommet du Sçavoir, qu'on se voyait, presqu'à la cheville d'Erasme, à portée des talons de Leibniz ou de quelqu'aultre polymathe ! Pris d'un hybris littéraire, on avait hâte de se targuer de notre rang si spécifique au sein du monde universitaire. Aujourd'hui, je suis plein d'hésitation, je regarde cette époque avec des sentiments de pitié et de nostalgie. Je dois bien avouer me dire que
/ C'est là ce que nous avons eu de meilleur ! /
- Gustave Flaubert, in L'éducation Sentimentale
Lire. Lire beaucoup, lire bien. Lire d'un coup, lire malin. Il faut lire, lire et relire en permanence; voilà la philosophie des lettreférits de la prépa. Ça et le travail, du travail encore et sans fin, évidemment. Réviser, ingurgiter, régurgiter, recommencer. C'est là le genre. Moi, dans tout ça, je suis un peu écoeuré, vous comprenez... et c'est bien nomal... n'est-il pas ?.. J'avais faim des étoiles, je voulais croquer dans le firmament du savoir, des choses comme ça, dont on a envie un jour, sans explication. Grand paradoxe ! Le lieu exact de la connaissance me dégoûte de celui-ci, ou plutôt me décourage. Je n'arrive plus à lire, je n'arrive plus à écrire, je ne découvre plus grand-chose, ou en tous cas sans émerveillement particulier. Je ne pense pas que c'est dû au simple fait de grandir. Je parle souvent de cela à mes meilleurs amis. C'est désespérant. J'aimerais avoir mon temps de loisir, et il doit être sacrifié au profit d'un concours de fétichistes de latineries... Qu'est ce que ce lieu de "littéraires" qui ne peuvent pas lire ?
J'en ai donc eu marre de ces spirales infinies, de ces cycles sempiternels d'apprentissages et d'évaluations. A présent, je lis, j'écoute de la musique et j'écris dès que je le peux. Je regarde tous les gens rivés sur leurs notes à la caféteria, et ça me rend triste. Et puis, quand je vois les gens qui ont le plus de chance d'arriver aux ENS, je me dis que je suis tout de même plus chanceux... Les témoignages des Ulmards me font froid dans le dos, honnêtement. Je serai très bien au Louvre et mieux à la Sorbonne.
Les affirmations de mes professeurs de langue et de lettres aussi, participent à ce désenchantement studieux.
J'ai entendu, par exemple, mes professeurs dire : "Le bon khâgneux n'a lu que trois livres dans sa vie: la Bible, l'Odyssée et l'Iliade.", Ou alors "Après votre khâgne, vous pourrez enfin lire tous les livres que vous faites semblant d'avoir lus." C'est déchirant. J'étais d'abord venu ici pour acquérir du savoir. Je ne veux pas pour autant qu'on me force à lire tel ou tel livre, juste qu'on nous laisse le temps d'explorer ce qu'on veut. Je n'ai rien à faire de ce fichu concours...
Par ailleurs, j'ai l'impression qu'il y a un anti-intellectualisme latent chez certaines personnes de ce milieu. En effet, par trois fois depuis mon entrée ici, on m'a reproché mes lectures, ou même défendu de les continuer. A croire que je ne lis que des obscénités. Ce qui est drôle, c'est que ces livres finissent par avoir ma faveur, et je ne comprends donc pas comment on pourrait vouloir empêcher qui que ce soit d'y plonger. Je parle particulièrement du Voyage au bout de la nuit et du Moine. C'est d'autant plus paradoxal qu'on étudie ces ouvrages en cours comme des chefs-d'oeuvre...
/ Toute autre connaissance est mal venue à qui ne possède pas naturellement celle de la bonté. Et la raison que je cherchais tout à l’heure ne serait-elle pas que notre enseignement, en France, n’a pratiquement pas d’autre but que le profit ? Il en est bien peu, en effet, qui s’adonnent aux lettres, parmi ceux que la nature à destiné à des fonctions plus nobles que celles qui sont simplement lucratives ; ou alors, c’est seulement pour bien peu de temps : car avant d’y avoir vraiment pris goût, ils se rabattent sur une profession qui n’a plus rien à voir avec les livres. Il ne reste donc, en fin de compte, pour se consacrer tout à fait à l’étude, que les gens de basse extraction, qui y cherchent un moyen de gagner leur vie. Et les esprits de ces gens-là étant du plus mauvais aloi, à la fois par leur nature propre et par l’exemple reçu au cours de leur éducation dans un tel milieu, ils ne nous donnent évidemment qu’une piètre image des fruits que peut procurer la connaissance. /
- Michel de Montaigne, in Essais livre I.