/L’homme, en tout et partout, n’est que rapiècement et bigarrure./
Michel de Montaigne, Les Essais.
L'épiphanie de la trouvaille est un de mes moteurs principaux. C'est l'envie de trouver quelque chose de jamais vu qui me pousse à me lever le matin
à 6 heures pour me rendre dans divers lieux qui regorgent de trésors. Ca m'a pris très tôt, j'ai toujours eu cet attrait pour les objets qui témoignent d'une bigarrure toute particulière; les marchés aux puces, les vide-greniers, les friperies sont des paradis d'étrangeté et d'anciennes nouveautés. C'est là que je me parre, c'est là que s'exerce mon petit anti-capitalisme à moi .
Farfouiller, gratter tous les recoins, se perdre, revenir en arrière pour s'égarrer une deuxième fois, puis une troisième... Il y a assez de cartons délaissés pour satisfaire un million de vies d'orpaillage. Je suis en permanence bombardé sur les réseaux sociaux de publications inspirantes qui présentent des objets toujours plus loufoques, précieux, rares, curieux, macabres. Cela me fait rêver de devenir collectionneur d'oeuvres d'art et d'artisanat.
/Le plaisir est ici fonction de la dissemblance même qui existe entre l'objet souhaité et la trouvaille. Cette trouvaille, qu'elle soit artistique, scientifique, philosophique ou d'aussi médiocre utilité qu'on voudra, enlève à mes yeux toute beauté à ce qui n'est pas elle. C'est en elle seule qu'il nous est donné de reconnaître le merveilleux précipité du désir. Elle seule a le pouvoir d'agrandir l'univers, de le faire revenir partiellement sur son opacité, de nous découvrir en lui des capacités de recel extraordinaire, proportionnées aux besoins innombrables de l'esprit. La vie quotidienne abonde, du reste, en menues découvertes de cette sorte, où prédomine fréquemment un élément d'apparente gratuité, fonction très probablement de notre incompréhension provisoire, et qui me paraissent par suite des moins dédaignables. /
André Breton, L'Amour Fou.
Il y a selon moi un devoir individuel de constitution et de conservation de patrimoine propre et caractéristique. Dans une ère de sur-production d'objets de qualité médiocre, nous devons nous attacher à la sur-préservation de ce qui a été fait avec soin. Appelons ça la déonsynthérèse : (de δέον, nécessaire et de συντηρέω, conserver).
On m'a souvent averti des "dangers" de l'esprit de collection; on m'a dit que c'était comme un démon qui te prend par la cervelle et qui te lâche pas. Je n'ai pourtant jamais été aussi heureux au long terme que lors de recherches sur ce que je venais d'ammener à la maison. Je n'ai jamais été aussi heureux au long terme qu'à travers le sentiment de sauver une relique de la benne à ordures. Le fétiche minimaliste de la dépossession, à mon sens, n'en a aucun. Nous sommes ce que nous chérissons, et je sens que les objets ont une place aussi là dedans. Comme on dit,
/The State of Your Room is the State of Your Mind/
Proverbe anglais.
Tout n'est que plastique. Nos montres sont en plastique, notre vaisselle est en plastique, notre mobilier est en plastique, nos outils sont en plastique, nos peintures, nos vêtements, notre sang... Tout est sériel. L'esprit se retrouve dans la série, se conforte dans la série, l'identique. L'attrait pour l'uniforme, plaisir bourgeois et industriel, est à mon sens poïéticide. Il bride l'esprit, aspire l'âme de tout ce qu'il touche et rend grisâtre les logis.
Pourquoi n'accordons-nous pas de valeur au plastique ? Il est aussi le fruit d'un travail de matière naturelle, demande une maîtrise artisanale ou industrielle et fait souvent tout aussi bien le travail de n'importe quel autre matériau. Cependant il n'y a aucune rareté à ce matériau ni aucune mystique noble lui étant associée. Le plastique n'est que la matérialité du post-capitalisme. Je n'ai rien que j'estime qui soit en plastique; simple question de principes.
Je suis allé au marché aux puces il y a quelques jours afin de chercher des perles de culture à bas prix. J'ai pour projet de créer un collier baroque avec des cascades, une parure dorée et ornée d'un réel camée en agate ou en onyx. C'est un projet qui m'occupera un certain temps, puisque c'est assez difficile à trouver pour peu cher, et que les étals sont inondés de fausses perles en plastique. En attendant, je me suis confectionné une espèce de chapelet laïc qui met en avant diverses curiosités que j'ai pu trouver jusque là. (Il y a un crâne très finement taillé dans du bois, un cauri, une perle de culture et une perle artisanale en pâte de verre, qui tiennent toutes à un anneau en argent que je porte pour jouer avec quand je m'ennuie. Une vraie préciosité que je compte augmenter au fil de mes trouvailles.)
Je me suis rendu compte que chaque dimanche, je me lève presque inconsciemment pour me rendre là bas. Une force obscure m'y attire : Je dois y aller. Qu'importe les heures de sommeil ou la difficulté à s'y rendre à cause de la météo ou des mauvais transports en commun, je dois y aller. Je devrais vraiment commencer à établir une activité commerciale en lien avec ce que je déniche là-bas. C'est déjà une chose à laquelle j'avais pensé avant : je me rappelle de quand je venais au lycée avec un énorme sac à dos militaire rempli de vieilles babioles dans l'idée de les vendre clandestinement à mes camarades et professeurs.
Au fond, je suis un gobelin, un dragon affalé sur son trésor; un leprechaun qui entasse ses breloques en or dans un chaudron. C'est par cet enchantement que je plaide pour un autre matérialisme, éthique, noble et constructif : Ce n'est pas que par notre personnalité qu'on se fait différent des autres, mais aussi par la manifestation de notre goût. Cela passe par l'esprit de collection, qui est pour moi nécessaire : c'est la déonsynthérèse.
/ Collectionner, c'est être capable de vivre de son passé./
Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe.